Baudelaire, séquence Les Fleurs du mal. Spleen et Idéal
« Dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon coeur, toute ma religion (travestie), toute ma haine »
Charles Baudelaire
Baudelaire et sa malédiction
Placée sous le signe de la souffrance, la vie de Baudelaire l’a amené à se retrancher du monde qui l’entoure, une société dans laquelle il se sent mal à l’aise et qui l’exclut. Ainsi l’auteur est-il considéré comme étant le premier « poète maudit« , un marginal révolté contre la morale bourgeoise et méprisant la vulgarité populaire, un malade à l’esprit écartelé entre son désir de pureté et son penchant pour l’abjection : « Tout enfant, j’ai senti dans mon coeur deux sentiments contradictoires, l’horreur de la vie et l’extase de la vie. » Ainsi Charles Baudelaire vit-il douloureusement cette « tragédie de l’homme double », objet d’un perpétuel conflit entre le Ciel et l’Enfer : « Il y a en tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation vers Dieu ou spiritualité est un désir de monter en grade ; celle de Satan ou animalité est une joie de descendre ».
La genèse de l’oeuvre
Les Fleurs du mal nécessitèrent dix-sept années de gestation (1840-1857) et trois muses : la prostituée Jeanne Duval, qui vécut vingt ans avec le poète, l’actrice Marie Daubrun, la bourgeoise madame Sabatier. Aucune des trois, ni même sa mère, ne pensait que Baudelaire serait un jour considéré comme l’un des plus grands poètes de son siècle. Le recueil poétique, publié en 1857 et remanié en 1861, compte 129 poèmes. Charles Baudelaire y conte, avec sincérité, le mal qui l’habite, ses espérances et ses défaillances, ses désirs d’absolu et ses déchéances. Ainsi le philosophe Jean-Paul Sartre dit du poète qu’il « maintient le Bien pour pouvoir accomplir le Mal, et s’il fait le Mal, c’est pour rendre hommage au Bien« .
« Extraire la beauté du Mal », telle est donc la mission que le poète s’est fixée.
La composition de l’œuvre
Dans la première partie intitulée Spleen et Idéal, le poète tente d’échapper au Spleen (l’ennui) en s’adressant à la poésie, puis à l’Amour. C’est un échec, le Spleen est le plus fort. Alors Baudelaire, sans se décourager, se tourne vers d’autres moyens d’évasion. D’abord le spectacle de la ville et l’observation de ses contemporains (Tableaux Parisiens). Puis il a recours aux « paradis artificiels » (Le Vin), ou au vice. Encore des échecs. En désespoir de cause le poète maudit en appelle aux forces obscures : « O Satan, prends pitié de ma longue misère ! » (Révolte). Hélas pour lui, rien n’y fait. Alors Baudelaire va se tourner vers le dernier remède, le grand « Voyage » vers un autre monde, « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » (La Mort).
Au sujet du Spleen
Dans la section Spleen et Idéal, quatre poèmes portent le titre de « Spleen ». Ce terme anglais désigne un état de mélancolie caractérisé par le dégoût de toute chose. Dans une lettre à sa mère, le poète le définit comme « un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de ses forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque ».
Une manière particulière de célébrer l’être aimé
Dans sa lutte contre le Spleen, contre l’Ennui, Baudelaire a eu recours au lyrisme amoureux pour, à la fois, chanter la sensualité de Jeanne Duval et les élans de l’amour spiritualisé qu’il vouait à Madame Sabatier. Les pages consacrées à sa maîtresse antillaise, tout en louant la beauté sculpturale de la femme aimée (éloges de la peau, des cheveux, des yeux, de la démarche…), mettent également l’accent sur les blessures que le poète a ressenties au contact de Jeanne : trahison, cruauté, voire perversité. La Vénus Noire, telle une Circée moderne, a des charmes vénéneux, et son amour peut se révéler terriblement toxique.
Corpus de textes
TEXTE 1
Hymne à la beauté
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton oeil le couchant et l’aurore;
Tu répands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques;
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?
De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –
L’univers moins hideux et les instants moins lourds.
Charles Baudelaire (extrait des Fleurs du Mal)
QUESTIONS
1) Dans quelle mesure peut-on dire que la Beauté évoquée est « double » ? Justifiez votre réponse.
2) Quel visage la Beauté prend-elle ici ?
TEXTE 2
Une charogne
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Charles Baudelaire (extrait des Fleurs du Mal)
QUESTIONS
1) Pour quelles raisons peut-on dire que ce poème est particulier ?
2) Quelle leçon l’interlocutrice est-elle supposée tirer de l’exemple de la charogne ? (voir le thème du « memento mori »).
3) Dans quelle mesure peut-on parler ici d’une esthétique de la laideur ?
TEXTE 3
Le Poison
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D’un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d’un portique fabuleux
Dans l’or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.
L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au delà de sa capacité.
Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remords,
Et charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort!
Charles Baudelaire (extrait des Fleurs du Mal)
QUESTIONS
1) Comment comprenez-vous le titre de ce poème ?
2) Pour quelles raisons, selon vous, l’évocation de la femme est-elle associée à celles du vin et de l’opium ?
TEXTE 4
Chanson d’Après-midi
Quoique tes sourcils méchants
Te donnent un air étrange
Qui n’est pas celui d’un ange,
Sorcière aux yeux alléchants,
Je t’adore, ô ma frivole,
Ma terrible passion!
Avec la dévotion
Du prêtre pour son idole.
Le désert et la forêt
Embaument tes tresses rudes,
Ta tête a les attitudes
De l’énigme et du secret.
Sur ta chair le parfum rôde
Comme autour d’un encensoir;
Tu charmes comme le soir
Nymphe ténébreuse et chaude.
Ah! les philtres les plus forts
Ne valent pas ta paresse,
Et tu connais la caresse
Qui fait revivre les morts!
Tes hanches sont amoureuses
De ton dos et de tes seins,
Et tu ravis les coussins
Par tes poses langoureuses.
Quelquefois, pour apaiser
Ta rage mystérieuse,
Tu prodigues, sérieuse,
La morsure et le baiser;
Tu me déchires, ma brune,
Avec un rire moqueur,
Et puis tu mets sur mon coeur
Ton oeil doux comme la lune.
Sous tes souliers de satin,
Sous tes charmants pieds de soie
Moi, je mets ma grande joie,
Mon génie et mon destin,
Mon âme par toi guérie,
Par toi, lumière et couleur!
Explosion de chaleur
Dans ma noire Sibérie!
Charles Baudelaire (extrait des Fleurs du Mal)
QUESTIONS
1) Quelles qualités de la femme aimée sont mises en valeur dans ce poème ?
2) Dans quel sens peut-on dire que cette déclaration d’amour est paradoxale ?
« Quaerens quem devoret ». Citation des Evangiles : « Le diable, comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer ».
Etude de document iconographique
Manet, La maîtresse de Baudelaire. 1862. Musée de Budapest.
Edouard Manet : éléments de biographie
« Je peins ce que je vois, et non ce qu’il plaît aux autres de voir » disait ce rebelle à la conception traditionnelle de la peinture dite « académique » pour laquelle le peintre se devait de se plier à des règles strictes. Au contraire, Edouard Manet va toujours défendre l’importance de la vision du peintre par rapport aux règles à respecter. Artiste ancré dans son époque, il trouvera l’essentiel de ses sujets en observant des scènes au hasard de ses promenades. En ce sens il est considéré comme un « moderne » qui inspirera les peintres impressionnistes. Comme eux, il se mettra à peindre en plein air et à la lumière naturelle. Le réalisme de ses compositions a choqué la critique de son époque à de nombreuses reprises.
Charles Baudelaire et Edouard Manet
Le fait que Manet ait vu certaines de ses œuvres refusées par les « classiques » à cause de la crudité de ses sujets et la manière de les traiter a amené le poète à considérer ce « moderne » comme un peintre à part, dont la façon de « voir » les choses est identique à la sienne. Quand Manet saisit l’instant, le fugitif, dans ses toiles, Baudelaire évoque ce qui nous manque, ce qui ne revient pas dans ses poèmes.
Sur l’insistance de Baudelaire, Manet peindra Jeanne Duval à la fin de sa vie. Voilà comment le photographe Nadar raconte cette séance de pose: « Au mois de juillet, profitant que Jeanne, après plusieurs crises de paralysie durant lesquelles elle ne pouvait absolument pas bouger, jouissait d’une amélioration momentanée de son état, il la traîna jusqu’à l’atelier de Manet, afin que le peintre fît son portrait. La scène était d’un grotesque macabre. Jeanne, qui avait voulu se faire belle, portait une robe des plus bizarres, toute blanche, formée d’un enchevêtrement de jupons froufroutants, et qui ressemblait à une robe de mariée. Elle avait en haut un gilet très décolleté, rayé de rubans bleus. Mais à l’intérieur de cet accoutrement, la mariée, qui n’avait plus vingt ans, avait l’air d’une morte. Manet, qui avait fait disposer un lit dans l’atelier, la fit s’allonger sur l’édredon vert dans sa robe de princesse. La jambe droite entravant le drap comme une pièce de bois égarée, et le bras droit posé sur la tête de lit avec l’élégance d’un pot de fleur. Le peintre la peignit telle qu’il la vit, c’est-à-dire comme un fantôme ou un squelette, le visage enfoncé et décati, le regard fixe, le teint livide et la bouche sévère, rendue inexpressive par la paralysie. Il intitula le tableau : La maîtresse de Baudelaire couchée. »
Bonjour je voulais savoir quels sont les poèmes qui montre que le poète est un poète maudit ?
Merci,Mr Hotin j’ai appris la vie et l etat d’esprit particulier de Charles Baudelaire.
« » J’ai gardé l essence divine de mes amours décomposées » »
Une deuxieme lecture de ces textes oubliés , à 35 ans d intervalle .
Le passé , le present , le futur…la force de la literature et de la trace qu elle laisse en nous…
Merci Monsieur Hottin.
Merci Mr Hottin, j’ai pu comprendre ce qu’est un poète maudit et ce que veut dire le spleen et l’idéal !! Je viens d’apprendre que la laideur peut être belle ainsi que la mort !!!