Le Barbier de Séville – Le théâtre, texte et représentation : analyse
« Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu’il n’y a plus que vous qui osiez rire en face. »
Beaumarchais, Au sujet du Barbier de Séville
Dans le cadre d’un objet d’étude ayant trait au théâtre, nous vous proposons de découvrir une œuvre majeure du théâtre français du XVIIIème siècle. Il s’agit de la pièce de Beaumarchais Le barbier de Séville, portée la première fois à la scène le 23 Février 1775. C’est le premier volet d’une trilogie dans laquelle on trouve Le mariage de Figaro écrit en 1778 et La mère coupable, œuvre jouée en 1792. A l‘instar de celui de Marivaux avant lui, le théâtre de Beaumarchais est le reflet d’une époque et d’un état d’esprit, celui du siècle des Lumières. A la fois sérieux et frivole, revendicatif et festif, brutal et enjoué, le XVIIIème siècle va connaître des bouleversements qui vont faire trembler, et tomber, le système traditionnel. S’il n’est pas encore question de révolution dans Le barbier de Séville, nous vous conseillons cependant d’être particulièrement attentifs à certaines répliques de Figaro, porte-parole d’un peuple qui n’hésite plus à critiquer ses maîtres, même si cela se fait sur le mode sarcastique.
I) Pierre Caron de Beaumarchais (1732-1799) : un aventurier aux mille tours
Sa vie est en effet des plus aventureuses. En voici quelques aspects. Il apprend le métier d’horloger avec son père… et invente un système de montre plate pour dames. Professeur de musique des filles de Louis XV, éditeur des œuvres des philosophes des Lumières, allié et ami des insurgés américains (à qui il vend des armes), agent secret, tirant certains bénéfices de « la traite des noirs », juge, dramaturge… Son activité est extraordinaire et ses journées bien remplies ! Doué pour la vie et la gaieté, l’esprit fin pour la comédie et les affaires, la personnalité de notre homme n’en présente pas moins des parts d’ombre. C’est qu’on meurt beaucoup autour de Beaumarchais. Ainsi propose-t-il une rente viagère (revenu versé jusqu’au décès du bénéficiaire) à un vieux monsieur marié à une jeune femme. Le vieil homme mourut laissant une fortune… et Beaumarchais épousa la jeune veuve ! La rumeur publique circula : le vieillard ne serait pas mort de manière naturelle. D’autant plus que quelque temps après, c’est la remariée qui meurt à son tour… Beaumarchais se lance alors dans les affaires grâce à son héritage : son associé meurt trois mois plus tard. Il épousera par la suite la veuve d’un richissime général : elle mourra à la suite de son second accouchement.
Il a été plusieurs fois appelé à comparaître devant les tribunaux et condamné pour usage de faux, détournement d’héritage, tentative de corruption. Plusieurs fois incarcéré, il a toujours trouvé l’énergie nécessaire afin de « rebondir » de plus belle.
II) Le Barbier de Séville : un premier succès théâtral
Il n’a fallu que quelques représentations pour que la pièce connaisse une bonne fortune. Après un premier échec le 23 février 1775, Beaumarchais remanie sa pièce en « l’allégeant » d’un acte. Le 26 février, c’est le triomphe. Malgré des tentatives de censure et des interdictions, Le Barbier de Séville séduira un public toujours plus nombreux et sensible au rire contestataire.. Même la reine Marie-Antoinette, qui fait du théâtre amateur, jouera le rôle de Rosine lors de représentations privées. Voici ce qu’écrit Beaumarchais au sujet de sa pièce dans la préface du Mariage de Figaro :
« Me livrant à mon gai caractère, j’ai depuis tenté, dans Le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle; mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j’eusse ébranlé l’État; l’excès des précautions qu’on prit et des cris qu’on fit contre moi décelait surtout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s’y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l’affiche, à l’instant d’être jouée, dénoncée même au parlement d’alors; et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j’avais destiné à l’amusement du public.
Je l’obtins au bout de trois ans. Après les clameurs, les éloges; et chacun me disait tout bas: « Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu’il n’y a plus que vous qui osiez rire en face. »
Vous trouverez grâce à ce lien des captations filmiques de l’œuvre ainsi que des entretiens qui vous permettront de mieux cerner l’œuvre : www.tv5.org/TV5Site/enseigner-apprendre-francais/fiche-1352-Le_Barbier_de_Seville.htm
II) Le personnage de Figaro
Il est le personnage central de la pièce et c’est à lui que le titre de l’œuvre fait référence. S’il garde encore certaines caractéristiques du valet de comédie du XVIIème siècle (on pense aux Scapin et Sganarelle de Molière pour leur côté farce et leur rouerie), le valet du Barbier de Séville est beaucoup plus « profond » car à travers lui, c’est l’auteur qui s’adresse au public. De plus il intervient plus directement dans l’intrigue, il commande, indique, rectifie : bref, il agit comme un metteur en scène de l’action. Ses interventions sont celles d’un homme libre (c’est lui qui décide d’aider son ancien maître par sympathie pour lui et pour Rosine). Omniprésent, c’est lui qui construit l’intrigue sous les yeux du public qui découvre un personnage de valet dont l’argent n’est pas la motivation principale. : il n’est pas cupide, il n’est pas cynique… et c’est la raison pour laquelle il nous est si sympathique !
« Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». Figaro, Acte I, scène 2
III) Le personnage du valet de comédie : petite histoire
Dès l’Antiquité, le personnage du valet se caractérise par une certaine habileté à jouer des tours au maître et une capacité à provoquer l’hilarité. Il fait rire par son langage, par les coups qu’il reçoit, par sa couardise. Cependant son rôle dans l’intrigue reste encore marginal. Avec le temps sa connivence avec le public, qui sait tout de lui, se renforcera. Chez Molière, deux valets « vedettes » font régulièrement apparition. Il s’agit de Scapin et de Sganarelle, deux personnages de la commedia dell’arte, dont les rôles s’étofferont jusqu’à occuper une place importante dans l’intrigue.
IV) Le Barbier de Séville, un opéra
Il Barbiere di Siviglia a été créé par le compositeur italien Gioachino Rossini en 1816 à Rome. L’auteur, 22 ans, compose son œuvre en 13 jours seulement, tandis que Sterbini, le librettiste, rédige son texte en 11 jours. Directement inspiré de la comédie de Beaumarchais, cet opéra connaîtra un succès renouvelé après des débuts difficiles. L’ouverture de loeuvre, ainsi que le passage appelé « cavatina di Figaro » (l’air de Figaro), sont particulièrement connus.
V) Beaumarchais l’insolent, un film
Il s’agit d’un film français réalisé par Edouard Molinaro, sorti en 1996, d’après une pièce de Sacha Guitry. On y retrouve un Beaumarchais hyperactif, courant sans cesse du théâtre au tribunal, d’un rendez-vous galant à une audience chez le roi, ne s’arrêtant seulement que pour de courtes pauses en prison… En véritable homme des Lumières, qui a aussi ses parts d’ombre, il traverse son époque à toute vitesse, libre, pressé, insolent.
TEXTE 1 Acte I , scènes 1 et 2
De « LE COMTE, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu » à « FIGARO __ Aux vertus qu’on exige dans un Domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d’être Valets ? »
ACTE PREMIER
SCENE PREMIERE
LE COMTE
Le théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.
LE COMTE, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en se promenant __ Le jour est moins avancé que je ne croyais. L’heure à laquelle elle a comme de se montrer derrière sa jalousie est encore éloignée. N’importe ; il vaut mieux arriver trop tôt que de manquer l’instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvait me deviner à cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d’une femme à qui je n’ai jamais parlé, il me prendrait pour un Espagnol du temps d’Isabelle. Pourquoi non ? Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le coeur de Rosine. Mais quoi ! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles ? Et c’est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtes que l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d’être aimé pour soi-même ; et si je pouvais m’assurer sous ce déguisement… Au diable l’importun !
SCENE II
FIGARO, LE COMTE, caché
FIGARO, une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban il chantonne gaiement, un papier et un crayon à la main. __ Bannissons le chagrin,
Il nous consume :
Sans le feu du bon vin
Qui nous rallume,
Réduit à languir,
L’homme, sans plaisir,
Vivrait somme un sot,
Et mourrait bientôt.
Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein !
…Et mourrait bientôt.
Le vin et la paresse
Se disputent mon coeur…
Eh non ! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble…
Se partagent mon coeur.
Dit-on se partagent ? … Eh ! mon Dieu, nos faiseurs d’opéras-comiques n’y regardent pas de si près. Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante.(Il chante.)
Le vin et la paresse
Se partagent mon coeur.
Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l’air d’une pensée.(Il met un genou en terre et écrit en chantant.)
Se partagent mon coeur.
Si l’une a ma tendresse…
L’autre fait mon bonheur.
Fi donc ! c’est plat. Ce n’est pas ça… Il me faut une opposition, une antithèse.
Si l’une… est ma maîtresse,
L’autre…
Eh ! parbleu, j’y suis ! …
L’autre est mon serviteur.
Fort bien, Figaro ! …(Il écrit en chantant.)
Le vin et la paresse
Se partagent mon coeur ;
Si l’une est ma maîtresse,
L’autre est mon serviteur,
L’autre est mon serviteur,
L’autre est mon serviteur.
Hein, hein, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore, Messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis.(Il aperçoit le Comte.) J’ai vu cet Abbé-là quelque part.(Il se relève.)
LE COMTE, à part __ Cet homme ne m’est pas inconnu.
FIGARO __ Eh non, ce n’est pas un Abbé ! Cet air altier et noble…
LE COMTE __ Cette tournure grotesque…
FIGARO __ Je ne me trompe point ; c’est le Comte Almaviva.
LE COMTE __ Je crois que c’est ce coquin de Figaro.
FIGARO __ C’est lui-même, Monseigneur.
LE COMTE __ Maraud ! si tu dis un mot…
FIGARO __ Oui, je vous reconnais voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré.
LE COMTE __ Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…
FIGARO __ Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.
LE COMTE __ Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais autrefois recommandé dans les Bureaux pour un emploi.
FIGARO __ Je l’ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance…
LE COMTE __ Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?
FIGARO __ Je me retire.
LE COMTE __ Au contraire. J’attends ici quelque chose ; et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien, cet emploi ?
FIGARO __ Le Ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ Garçon Apothicaire.
LE COMTE __ Dans les hôpitaux de l’Armée ?
FIGARO __ Non ; dans les haras d’Andalousie.
LE COMTE, riant. __ Beau début !
FIGARO __ Le poste n’était pas mauvais ; parce qu’ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval…
LE COMTE __ Qui tuaient les sujets du Roi !
FIGARO __ Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.
LE COMTE __ Pourquoi donc l’as-tu quitté ?
FIGARO __ Quitté ? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des Puissances.
<< L’envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide >>…
LE COMTE __ Oh grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t’ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
FIGARO __ Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris, que J’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des Madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des Lettres est incompatible avec l’esprit des affaires.
LE COMTE __ Puissamment raisonné ! et tu ne lui fis pas représenter…
FIGARO __ Je me crus trop heureux d’en être oublié ; persuadé qu’un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.
LE COMTE __ Tu ne dis pas tout. je me souviens qu’à mon service tu étais un assez mauvais sujet.
FIGARO __ Eh ! mon Dieu, Monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut.
LE COMTE __ Paresseux, dérangé…
FIGARO __ Aux vertus qu’on exige dans un Domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d’être Valets ?
QUESTIONS
1) Dans quelle mesure ces scènes sont-elles des scènes d’exposition ? Précisez.
2) Faites le portrait de Figaro. Qu’est-ce qui le caractérise ?
TEXTE 2 Acte II, scènes 6 et 7
SCENE VI
BARTHOLO, L’ÉVEILLÉ
L’ÉVEILLÉ arrive en bâillant, tout endormi. __ Aah, aah, ah, ah…
BARTHOLO __ Où étais-tu, peste d’étourdi, quand ce Barbier est entré ici ?
L’ÉVEILLÉ __ Monsieur, j’étais… ah, aah, ah…
BARTHOLO __ A machiner quelque espièglerie sans doute ? Et tu ne l’as pas vu ?
L’ÉVEILLÉ __ Sûrement je l’ai vu, puisqu’il m’a trouvé tout malade, à ce qu’il dit ; et faut bien que ça soit vrai, car j’ai commencé à me douloir dans tous les membres, rien qu’en l’en entendant parl… Ah, ah, aah…
BARTHOLO le contrefait. __ Rien qu’en l’en entendant ! … Où donc est ce vaurien de La Jeunesse ? Droguer ce petit garçon sans mon ordonnance ! Il y a quelque friponnerie là-dessous.
SCENE VII
LES ACTEURS PRECEDENTS,
LA JEUNESSE arrive en vieillard, avec une canne en béquille ; il éternue plusieurs fois
L’ÉVEILLÉ, toujours bâillant. __ La Jeunesse ?
BARTHOLO __ Tu éternueras dimanche.
LA JEUNESSE __ Voilà plus de cinquante… cinquante fois… dans un moment ! (Il éternue.) Je suis brisé.
BARTHOLO __ Comment ! Je vous demande à tous deux s’il est entré quelqu’un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce Barbier…
L’ÉVEILLÉ, continuant de bâiller. __ Est-ce que c’est quelqu’un donc, Monsieur Figaro ? Aah, ah…
BARTHOLO __ Je parie que le rusé s’entend avec lui.
L’ÉVEILLÉ, pleurant comme un sot. __ Moi… je m’entends ! …
LA JEUNESSE, éternuant. __ Eh mais, Monsieur, y a-t-il… y a-t-il de la justice ? …
BARTHOLO __ De la justice ! C’est bon entre vous autres misérables, la justice ! Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.
LA JEUNESSE, éternuant. __ Mais, pardi, quand une chose est vraie…
BARTHOLO __ Quand une chose est vraie ! Si je ne veux pas qu’elle soit vraie, je prétends bien qu’elle ne soit pas vraie. Il n’y aurait qu’à permettre à tous ces faquins-là d’avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l’autorité.
LA JEUNESSE, éternuant. __ J’aime autant recevoir mon congé. Un service pénible, et toujours un train d’enfer.
L’ÉVEILLÉ, pleurant. __ Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.
BARTHOLO __ Sors donc, pauvre homme de bien. (Il les contrefait.) Et tchi et t’cha ; l’un m’éternue au nez, l’autre m’y bâille.
LA JEUNESSE __ Ah ! Monsieur, je vous jure que sans Mademoiselle, il n’y aurait… il n’y aurait pas moyen de rester dans la maison. (Il sort en éternuant.)
BARTHOLO __ Dans quel état ce Figaro les a mis tous ! Je vois ce que c’est : le maraud voudrait me payer mes cent écus sans bourse délier.
QUESTIONS
1) Dans quelle mesure les deux valets sont-ils des personnages comiques ? Justifiez votre réponse.
2) Quels traits de caractère de Bartholo cette scène met-elle en évidence ? Justifiez votre réponse.
TEXTE 3 Acte III, scène 11
ACTE III
SCENE XI
LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, DON BAZILE
ROSINE, effrayée, à part. __ Don Bazile ! …
LE COMTE, à part. __ Juste Ciel !
FIGARO, à part. __ C’est le Diable !
BARTHOLO va au-devant de lui. __ Ah ! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n’a donc point eu de suites ? En vérité, le Seigneur Alonzo m’avait fort effrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour aller vous voir ; et s’il ne m’avait point retenu…
BAZILE, étonné. __ Le Seigneur Alonzo ?
FIGARO frappe du pied. __ Eh quoi ! toujours des accrocs ? Deux heures pour une méchante barbe… Chienne de pratique !
BAZILE, regardant tout le monde. __ Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, Messieurs ? …
FIGARO __ Vous lui parlerez quand je serai parti.
BAZILE __ Mais encore faudrait-il…
LE COMTE __ Il faudrait vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à Monsieur quelque chose qu’il ignore ? Je lui ai raconté que vous m’aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place.
BAZILE, plus étonné. __ La leçon de musique ! … Alonzo ! …
ROSINE, à part, à Bazile. __ Eh ! taisez-vous.
BAZILE __ Elle aussi !
LE COMTE, bas, à Bartholo. __ Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus.
BARTHOLO, à Bazile, à part. __ N’allez pas nous démentir, Bazile, en disant qu’il n’est pas votre élève ; vous gâteriez tout.
BAZILE __ Ah ! ah !
BARTHOLO, haut. __ En vérité, Bazile, on n’a pas plus de talent que votre élève.
BAZILE, stupéfait. __ Que mon élève ! … (Bas.) Je venais pour vous dire que le Comte est déménagé.
BARTHOLO bas. __ Je le sais, taisez-vous.
BAZILE, bas. __ Qui vous l’a dit ?
BARTHOLO, bas. __ Lui, apparemment !
LE COMTE, bas. __ Moi, sans doute : écoutez seulement.
ROSINE, bas, à Bazile. __ Est-il si difficile de vous taire ?
FIGARO, bas, à Bazile. __ Hum ! Grand escogriffe ! Il est sourd !
BAZILE, à part. __ Qui diable est-ce donc qu’on trompe ici ? Tout le monde est dans le secret !
BARTHOLO, haut. __ Eh bien, Bazile, votre homme de Loi ? …
FIGARO __ Vous avez toute la soirée pour parler de l’homme de Loi.
BARTHOLO, à Bazile. __ Un mot ; dites-moi seulement si vous êtes content de l’homme de Loi ?
BAZILE, effaré. __ De l’homme de Loi ?
LE COMTE, souriant. __ Vous ne l’avez pas vu, l’homme de Loi ?
BAZILE, impatient. __ Eh ! non, je ne l’ai pas vu, l’homme de Loi.
LE COMTE, à Bartholo, à Part. __ Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devant elle ? Renvoyez-le.
BARTHOLO, bas, au Comte. __ Vous avez raison. (A Bazile.) Mais quel mal vous a donc pris si subitement ?
BAZILE, en colère. __ Je ne vous entends pas.
LE COMTE lui met, à part, une bourse dans la main. __ Oui, Monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l’état d’indisposition où vous êtes ?
FIGARO __ Il est pâle comme un, mort !
BAZILE __ Ah ! je comprends…
LE COMTE __ Allez vous coucher, mon cher Bazile : vous n’êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.
FIGARO __ Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher.
BARTHOLO __ D’honneur, il sent la fièvre d’une lieue. Allez vous coucher.
ROSINE __ Pourquoi donc êtes-vous sorti ? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher.
BAZILE, au dernier étonnement. __ Que j’aille me coucher !
TOUS LES ACTEURS ENSEMBLE __ Eh ! sans doute.
BAZILE, les regardant tous. __ En effet, Messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer ; je sens que Je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.
BARTHOLO __ A demain, toujours, si vous êtes mieux.
LE COMTE __ Bazile ! je serai chez vous de très bonne heure.
FIGARO __ Croyez-moi, tenez-vous bien chaudement dans votre lit.
ROSINE __ Bonsoir, Monsieur Bazile.
BAZILE, à part. __ Diable emporte si j’y comprends rien ; et sans cette bourse…
TOUS __ Bonsoir, Bazile, bonsoir.
BAZILE, en s’en allant. __ Eh bien ! bonsoir donc, bonsoir.
(Ils l’accompagnent tous en riant.)
QUESTIONS
1) Sur quel ressort comique cette scène repose-t-elle ?
2) Dans quelle mesure Bazile est-il un élément perturbateur ?
3) Comment peut-on qualifier l’attitude de Bartholo dans cette scène ?
TEXTE 4 Acte IV, scène 6
ACTE IV
SCENE VI
LE COMTE, ROSINE, FIGARO
Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.
LE COMTE __ La voici. Ma belle Rosine ! …
ROSINE, d’un ton très composé. __ Je commençais, Monsieur, à craindre que vous ne vinssiez pas.
LE COMTE __ Charmante inquiétude ! … Mademoiselle, il ne me convient point d’abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d’un infortuné ; mais, quelque asile que vous choisissiez, je jure mon honneur…
ROSINE __ Monsieur, si le don de ma main n’avait pas dû suivre à l’instant celui de mon coeur, vous ne seriez pas ici. Que la nécessité justifie à vos yeux ce que cette entrevue a d’irrégulier !
LE COMTE __ Vous, Rosine ! la compagne d’un malheureux ! sans fortune, sans naissance ! …
ROSINE __ La naissance, la fortune ! Laissons là les jeux du hasard, et si vous m’assurez que vos intentions sont pures…
LE COMTE, à ses pieds. __ Ah ! Rosine, je vous adore ! …
ROSINE, indignée. __ Arrêtez, malheureux ! … vous osez profaner ! … Tu m’adores ! … Va ! tu n’es plus dangereux pour moi ; j’attendais ce mot pour te détester. Mais avant de t’abandonner au remords qui t’attend, (en pleurant) apprends que je t’aimais ; apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort. Misérable Lindor ! j’allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu as fait de mes bontés, et l’indignité de cet affreux Comte Almaviva, à qui tu me vendais, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tu cette lettre ?
LE COMTE, vivement. __ Que votre Tuteur vous a remise ?
ROSINE, fièrement. __ Oui, je lui en ai l’obligation.
LE COMTE __ Dieux, que je suis heureux ! Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m’en servis pour arracher sa confiance, et je n’ai pu trouver l’instant de vous en informer. Ah, Rosine ! Il est donc vrai que vous m’aimiez véritablement ! …
FIGARO __ Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même…
ROSINE __ Monseigneur ! que dit-il ?
LE COMTE, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique. __ O la plus aimée des femmes ! il n’est plus temps de vous abuser : l’heureux homme que vous voyez à vos pieds n’est point Lindor ; je suis le Comte Almaviva, qui meurt d’amour et vous cherche en vain depuis six mois.
ROSINE tombe dans les bras du Comte, __ Ah ! …
LE COMTE, effrayé. __ Figaro ?
FIGARO __ Point d’inquiétude, Monseigneur ; la douce émotion de la joie n’a jamais de suites fâcheuses ; la voilà, la voilà qui reprend ses sens ; morbleu qu’elle est belle !
ROSINE __ Ah ! Lindor ! … Ah Monsieur ! que je suis coupable ! j’allais me donner cette nuit même à mon Tuteur.
LE COMTE __ Vous, Rosine !
ROSINE __ Ne voyez que ma punition ! j’aurais passé ma vie à vous détester. Ah Lindor ! le plus affreux supplice n’est-il pas de haïr, quand on sent qu’on est faite pour aimer ?
FIGARO regarde à la fenêtre. __ Monseigneur, le retour est fermé ; l’échelle est enlevée.
LE COMTE __ Enlevée !
ROSINE, troublée. __ Oui, c’est moi… c’est le Docteur. Voilà le fruit de ma crédulité. Il m’a trompée. J’ai tout avoué, tout trahi : il sait que vous êtes ici, et va venir avec main-forte.
FIGARO regarde encore. __ Monseigneur ! on ouvre la porte de la rue.
ROSINE, courant dans les bras du Comte, avec frayeur. __ Ah Lindor ! …
LE COMTE, avec fermeté. __ Rosine, vous m’aimez. Je ne crains personne ; et vous serez ma femme. J’aurai donc le plaisir de punir à mon gré l’odieux vieillard ! …
ROSINE __ Non, non, grâce pour lui, cher Lindor ! Mon coeur est si plein, que la vengeance ne peut y trouver place.
QUESTIONS
1) Quelle est l’attitude de Rosine au début de la scène ? Comment l’expliquez-vous ?
2) Quelle est l’attitude du comte ?
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