Séquence Poésie, « Ombre que protège l’ombre » de Nicolas Kurtovitch
Bonjour à tous et à toutes !
Les textes que vous allez découvrir s’inscrivent dans une séquence ayant trait à la poésie. Il s’agit de poèmes extraits d’un recueil écrit par Nicolas Kurtovitch qui s’intitule Ombre que protège l’ombre, paru aux éditions Vents d’ailleurs en 2014. Le poète y livre ses impressions au rythme de ses déambulations. Comme s’il suivait un sentier où le temps et l’espace sont confondus, il chemine. Nous vous proposons de découvrir trois textes extraits de l’ouvrage, textes suivis de pistes d’analyse destinées à cerner certains aspects d’une œuvre originale dans laquelle le poète s’interroge, s’émerveille, se révolte, se livre.
L’étude de ces poèmes est prolongée par des textes et des documents iconographiques qui vont permettre de questionner les poèmes de Nicolas Kurtovitch et d’instaurer un dialogue entre des gestes artistiques différents.
Texte 1
Près du marigot
Nouméa
Vivre c’est pour dire simplement quelque chose
d’indicible autrement.
Mais à bien y regarder, à bien entendre
leurs chants, leur brutale ivresse,
c’est de la survivance dont il s’agit.
Courte survivance avant de rejoindre ceux qui
ont cessé d’entendre les sirènes,
ambulances et flicaille mêlées, cessé
de renifler l’odeur d’essence,
tout en se contentant depuis le réveil d’odeur
de marécage.
Eux,
parlent entre eux, lorsqu’ils le peuvent encore
de la prochaine douzaine de bières,
qui seront bues comme autant de sang du
Christ,
pour renaître au monde propre et sanctifié,
pour ainsi dire, à nouveau fils de Dieu.
Ils survivront certainement en croyant ferme et
fort
au jour qui se lève, apportant posées sur
le soleil
la certitude de la victoire, la fin de la galère,
de la couverture insuffisante
contre les prises aux vents
la fin de la boue à la première pluie, même boue
quand le gosse
oublie de fermer l’unique robinet.
La fin de l’attente de l’oxygène dans chaque
respiration promise,
solde de compte, le soleil est trop fort.
Autant en finir au plus vite, rejoindre ceux qui
crèvent à petit feu j’aimerai dire,
en réalité crèvent d’un coup par effondrement
de la cage thoracique
sur le cœur.
Aujourd’hui en plein midi.
Texte 1 ANALYSE
Le poème que nous allons étudier est extrait d’une œuvre de Nicolas Kurtovitch intitulée Ombre que protège l’ombre publiée en 2014. Près du marigot ouvre le recueil. Poème de l’espoir et de l’accablement, il traite d’un aspect de la ville rarement évoqué dans la poésie calédonienne. Il s’agit de ce monde à la marge de la grande ville, et des gens qui le peuplent, si proches et si loin de nous. Nous verrons de quelle manière le poète présente cet univers à part, ce monde marqué par la pesanteur où, malgré tout, l’espoir subsiste, si ténu et illusoire soit il.
A) Des aspects de la violence urbaine
1) Une question de survie
« Vivre » est le verbe qui inaugure le poème, déclenchant l’alexandrin et l’hexasyllabe développés en une phrase. La vie comme une manifestation première, ultime, d’une présence exsangue qui persiste, qui résiste. La conjonction de coordination « « Mais », dès le vers 3, signale la restriction. Il s’agit bien là de survivance (terme répété deux fois et prolongé par le verbe « Ils survivront » au début de la strophe 4). Si la survie consiste à prolonger l’existence au-delà d’un certain terme, la survivance se définit comme un moyen de faire subsister un ancien état, quelque chose qui tend à disparaitre. Ici, survie et survivance sont liées. Cela se fait dans une atmosphère de violence urbaine exacerbée. A la « brutale ivresse » succède une énumération explicite : « … les sirènes, ambulances et flicaille mêlées… » L’odeur d’essence et celle de marécage viennent compléter une évocation bien sombre de ce qui se passe « Près du marigot ».
2) Une atmosphère étouffante
Dans les pays tropicaux, le marigot est le bras mort d’un fleuve ou d’une rivière, une mare d’eau stagnante. Au sens figuré, le terme est dépréciatif. Il est utilisé métaphoriquement pour désigner quelque chose de désagréable, boueux, malsain. L’image est prolongée par l’occurrence du terme « marécage » à la fin de la strophe 3. Cela donne l’impression que nous avons à faire à des hommes qui ont échoué là, au bord de l’eau stagnante. Un échec qui est souligné par une mise à distance de ces « autres » désignés par le biais de pronoms de la troisième personne : « leurs chants, ceux, eux, leur, ils». Ils forment une communauté à part, ils sont entre eux. Leurs conditions de vie sont intenables, leur univers est carbonisé, leurs corps sont écrasés : « l’unique robinet, l’attente de l’oxygène dans chaque respiration promise, le soleil est trop fort, crèvent (X2)». Le délitement physique se traduit par l’évocation d’un écroulement : « … par effondrement de la cage thoracique ». Chauffés à blanc, ils dépérissent sous les coups d’un soleil tragique dont la présence implacable les condamne à l’étouffement (lexique de la présence solaire : « le soleil, le soleil est trop fort, ceux qui crèvent à petit feu, en plein midi». Notons la forme particulière de la fin de la dernière strophe dont la longueur des vers va en se rétrécissant comme pour mieux souligner l’étouffement qui gagne, inexorablement « sur le cœur ».
B) L’espoir possible
1) L’alcoolisation comme une porte vers le paradis
L’évocation de cette addiction est particulièrement développée à partir de la deuxième strophe et est associé à celle de la religion. Des paradis artificiels au paradis chrétien, les voies du seigneur suivent une trajectoire ascendante. Ainsi le lexique de l’ivresse (« leur brutale ivresse, la prochaine douzaine de bières ») est associé au sang du Christ par une comparaison : « … qui seront bues comme autant de sang du Christ ». C’est la résurrection au moyen de l’alcoolisation : « … pour renaître au monde propre et sanctifié, / pour ainsi dire, à nouveau fils de Dieu. ». Ces rémissions sont malgré tout factices, ce sont de courtes victoires sur une réalité où ils « crèvent » « à petit feu » avant de mourir « d’un coup par effondrement ».
2) Des motifs d’espoir
De nombreux termes, en effet, renvoient à la foi en l’avenir, malgré tout, comme des signaux résistant à l’abrutissement des sens, des projections vers un futur lumineux (strophe 5 « Ils survivront certainement en croyant ferme et fort / au jour qui se lève, apportant posées sur le soleil : la certitude de la victoire, la fin de la galère, de la couverture insuffisante…». A ce titre, le terme « fin » est repris trois fois. L’espoir chevillé au corps, les naufragés croient encore en leur salut, fermement, malgré les obstacles de la vie comme « les prises au vent » ou « la boue » et le soleil redouté.
A la marge de la grande cité moderne, opulente et active, s’est développé un autre monde où la précarité s’oublie souvent à grands coups de rasades qui permettent, pour un temps, d’échapper à un présent désespérant. Dans sa chanson Emmenez-moi, le chanteur Charles Aznavour dit :
«Emmenez-moi
Au bout de la terre
Emmenez-moi
Au pays des merveilles
II me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil. »
Il a eu raison d’utiliser le conditionnel. La misère est tout aussi pénible au soleil.
Documents iconographiques
Question
Les photographies que vous allez découvrir ont été réalisées par Laeila Adjovi dans le cadre d’une exposition avec l’artiste plasticienne Laurence Verduci qui a eu lieu en 2009 à Nouméa.
Quels points communs et quelles différences pouvez-vous établir entre le poème de Nicolas Kurtovitch et les photographies de l’artiste ?
Texte complémentaire
Blaise Cendrars
Pâques à New York 1912 Extrait
Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice
Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.
D’immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.
Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.
Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.
On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.
C’est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.
Seigneur dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs
Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.
Je le sais bien, ils t’ont fait ton Procès;
Mais je t’assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais.
Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre,
Vendent des vieux habits, des armes et des livres.
Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.
Moi, j’ai, ce soir, marchandé un microscope.
Hélas! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques!
Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.
Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha,
Se cachent. Au fond des bouges, sur d’immondes sophas,
Elles sont polluées par la misère des hommes.
Des chiens leur ont rongé les os, et dans le rhum
Elles cachent leur vice endurci qui s’écaille.
Seigneur, quand une de ces femmes me parle, je défaille.
Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées.
Seigneur, ayez pitié des prostituées.
Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,
Des vagabonds, des va-nu-pieds, des recéleurs.
Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence,
Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.
Seigneur, l’un voudrait une corde avec un noeud au bout,
Mais ça n’est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.
Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.
Je lui ai donné de l’opium pour qu’il aille plus vite en paradis.
Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l’orgue de Barbarie,
À la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l’éternité.
Seigneur, faites-leur l’aumône, autre que de la lueur des becs de gaz,
Seigneur, faites-leur l’aumône de gros sous ici-bas.
Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,
Ce que l’on vit derrière, personne ne l’a dit.
La rue est dans la nuit comme une déchirure,
Pleine d’or et de sang, de feu et d’épluchures.
Ceux que vous aviez chassés du temple avec votre fouet,
Flagellent les passants d’une poignée de méfaits.
L’Étoile qui disparut alors du tabernacle,
Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.
Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,
Où s’est coagulé le Sang de votre mort.
Les rues se font désertes et deviennent plus noires.
Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.
J’ai peur des grands pans d’ombre que les maisons projettent.
J’ai peur. Quelqu’un me suit. Je n’ose tourner la tête.
Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.
J’ai peur. J’ai le vertige. Et je m’arrête exprès.
Un effroyable drôle m’a jeté un regard
Aigu, puis a passé, mauvais, comme un poignard.
Seigneur, rien n’a changé depuis que vous n’êtes plus Roi.
Le Mal s’est fait une béquille de votre Croix.
Questions
1) Comment comprenez-vous le titre de ce poème Pâques à New York ?
2) De qui est-il question dans ce poème ?
3) Quelles similitudes pouvez-vous remarquer entre ce poème et celui de Nicolas Kurtovitch ?
Texte 2
Une femme si belle
Femme si belle devenue vieille et malade
Ses yeux levés elle veut vivre encore
Ses yeux si grands ouverts comme s’ils pouvaient
attraper
L’affection qu’il me reste à lui donner
Lui dire l’impossibilité d’être chaque jour au plus
près de son effroi
Vivre ainsi assise comme fossile dans la glaise
n’est plus vivre
C’est moi qui ne puis assumer sa douleur
Elle qui peut tout encore
Ces yeux lancés au hasard n’ont plus la force
d’embrasser
Ni d’étreindre
Agrippée au bras du fauteuil son corps à peine visible
sous les châles
Elle n’a plus rien à espérer
Lui dire son silence son regard oppressants ses
attentes de moi
Demeure impossible
Elle bave en mangeant
L’essuyer d’un geste simple est naturel
Par l’arthrite ses doigts transformés sont griffes fragiles
Serrant le vide de ce qui reste
C’est tout juste si à travers quelques bruits
Elle perçoit l’eau tombant en grosses gouttes du toit
Cette voix de loin par le téléphone qui n’est déjà plus
la sienne
Est incompréhensible
De retour après une longue absence je reconnais à
peine ses mains
Quand elle m’agrippe le bras
Il y a de la colère en moi
La voir ainsi qui n’est plus elle est insupportable
Cette colère trop souvent présente quand
je m’occupe d’elle
N’est pas contre elle
Trop d’erreurs ont été commises
Tout est insupportable
Les rencontres les impossibles discussions
S’énerver pour rien la faiblesse
Cette nuit succède aux autres nuits
Et rien ne vient pourtant modifier son sourire
En de rares occasions parce que le soleil
Ou la présence d’une amie une visite espérée
Elle est heureuse
Je sais qu’il y a eu des jours difficiles au cours
d’années presque oubliées
Même la naissance heureuse d’une petite fille ne
libère pas ses jambes
Elle demande exige même ça me révolte sur le coup
Ensuite c’est si simple
Tout compter avant d’acheter l’humble nécessaire
Voilà du vin pour le cœur
L’argent toujours vient perturber nos brèves relations
d’amour
Longues ces dernières années couchée la plupart du
temps
Longues comme ses tristes années de mariage
Les draps sont tassés à ses pieds
À petits coups répétés de ses doigts rabougris elle
les étire
Là quelque part dans son cerveau sa mémoire
la projette peut-être
Au temps de sa beauté
Femme si belle désirée par tant de jeunes hommes
Je le sais une photo en noir et blanc simplement
nous le prouve
Le lit à l’hôpital une fois de plus
Je le vois comme un navire sur une eau sale finissant
de sombrer
Il y a eu d’autres navires ou d’autres goélettes
Lorsque d’une joie précipitée sa propre mère fêtait
encore son mariage
D’îles en îles soleil éclatant sur sa belle peau rien à
l’horizon
Pour ternir cette joie
Quelle quiétude lui reste-t-il
Le vent aux arbres de la plage lui est interdit
Il y a dehors les oiseaux
Frêles esquifs du vent un jour prochain
ils l’emportent
En quelques mots notre monde se crée
Des silences s’ensuivent
Nos vies sont sans bornes
Texte 2 ANALYSE
Ce texte est l’occasion pour le poète d’évoquer la figure d’une personne en fin de vie. Avec émotion il brosse le portrait d’une femme proche de la fin et fait part, pudiquement, de son désarroi face à l’inexorable réalité à laquelle il est confronté. Nous verrons comment le poète envisage la mort de l’être cher, entre douleur et sentiment de révolte, pour ensuite nous intéresser à la manière dont il célèbre, finalement, les forces de la vie.
I) Une évocation douloureuse
Par le biais de strophes courtes, avec des mots simples, l’auteur livre aux lecteurs le portrait poignant d’une femme proche de la fin, fin dont il développe certains aspects.
a) La dégradation du corps
La déchéance physique est soulignée dès le premier vers, un alexandrin, qui explicite le titre du poème, un titre elliptique et paradoxal dans la mesure où, s’il évoque la beauté de l’être cher, le corps du texte, lui, décrit sans détour les signes de sa décrépitude. Il s’agit de l’histoire d’une femme qui a été « si belle » et qui est devenue vieille et malade. Les signes de cette décrépitude sont particulièrement présents dans la 5ème strophe où, sans fard, le poète décrit la débilité d’un corps qui n’est plus maîtrisé : « Elle bave en mangeant / Par l’arthrite ses doigts transformés… / C’est tout si… Elle perçoit… ». La comparaison de la deuxième strophe est éloquente : « Vivre ainsi assise comme fossile dans la glaise n’est plus vivre ». Les images relatives à la maladie sont nombreuses, associées au motif du lit, dans lequel gît la presque mourante. L’anaphore de la strophe 13 : « Longues ces dernières années couchée la plupart du temps / Longues comme ses tristes années de mariage» met l’accent sur la lenteur du processus de délitement dont la description est d’une précision quasi clinique : « Les draps sont tassés à ses pieds / A petits coups répétés…». A la strophe 15, une comparaison associe le lit d’hôpital à un navire entrain de couler. L’histoire d’une naufragée qui tente, malgré tout, de résister.
b) La perte de l’autre : solitude et incommunicabilité
Celle qui part s’éloigne inexorablement du monde des vivants. Cet éloignement est d’autant plus pathétique qu’il est marqué par le silence et l’altération de la communication : « Elle n’a plus rien à espérer … Demeure impossible» (strophe 4). Sa voix semble venir d’outre-tombe, étrange, étrangère : « Cette voix de loin par le téléphone qui n’est déjà plus la sienne … Quand elle m’agrippe le bras» (strophe 6). Face à l’ensevelissement, suggéré par l’image du « corps à peine visible sous les châles » (strophe 4), l’être cher s’efforce de ne pas disparaitre : « Agrippée au bras du fauteuil (strophe 4) / … ses doigts transformés sont griffes fragiles / Serrant le vide de ce qui reste (strophe 5) /… elle m’agrippe le bras (strophe 6)». C’est par l’œil que s’établit l’ultime communication, comme le révèle la présence de la reprise anaphorique « Ses yeux » (strophe 1), « Ces yeux » (strophe 3). Des regards comme des bouées auxquelles s’accroche désespérément une naufragée. C’est Eurydice qui rejoint le monde des Enfers sous les yeux d’Orphée, impuissant. A ce titre le lexique de l’impuissance, de la lacune, est omniprésent dans le poème. Il est question de « Lui dire l’impossibilité d’être chaque jour au plus près de son effroi » (strophe 2), « Lui dire son silence son regard oppressants ses attentes de moi / Demeure impossible » (strophe 4).
Cette situation est vécue douloureusement par l’auteur qui, face à l’inéluctable, manifeste son émotion.
II) La voix du poète
a) Une relation à la fois fusionnelle et distante
Ce qu’il faut d’abord remarquer c’est l’omniprésence de l’auteur dans le poème. En effet le « Je » et le « Moi » ponctuent régulièrement les strophes de l’élégie, présence d’autant plus frappante qu’elle souligne comme une distance entre le poète et l’être cher, une retenue qui semble les séparer : « Ses yeux si grands ouverts comme s’ils pouvaient attraper / L’affection qu’il me reste à lui donner» (strophe 1), L’argent toujours vient perturber nos brèves relations d’amour (strophe 12) ». Dans le même temps la compassion s’exprime avec pudeur : « L’essuyer d’un geste simple et naturel » (strophe 5), « Ensuite c’est si simple » (strophe 11) quand l’autre n’a « plus la force d’embrasser / Ni d’étreindre » (strophe 3).
b) Souffrance et colère
L’émotion du poète s’exprime alors à travers une série de termes illustrant son exaspération, fruit de son impuissance. Ce sentiment de révolte face à ce qui nous dépasse est particulièrement présent au cœur du poème, aux strophes 7, 8, 11, 12 : « Il y a de la colère (X2) en moi… / Tout est insupportable… / … ça me révolte sur le coup… / L’argent toujours …». Les incompréhensions, exacerbées par l’inéluctabilité de l’issue, génèrent fatalement l’exaspération. C’est humain.
III) Projections
Si une grande partie de l’œuvre est consacrée à l’évocation de la déliquescence du corps et de l’esprit de l’être cher, la fin du poème, elle, offre d’autres perspectives.
a) Les jours heureux
La transition se fait à partit de la 13ème strophe, où il est question du « temps de sa beauté ». A partir de cette expression le passé prend le dessus sur le présent comme l’indique l’usage du passé composé et de l’imparfait. Un passé de passion et de désir, à jamais fixé sur « une photo en noir et blanc » (strophe 14). Les jours heureux sont associés au motif du navire, qui part, file, glisse vers un horizon plein de promesses encore, de possibles, comme le signalent les termes suivants : « Il y a eu d’autres navires ou d’autres goélettes… », repris par la métaphore des « frêles esquifs » à l’avant dernière strophe. L’antépénultième strophe, quant à elle, est la strophe de la « joie » (terme répété 2 fois), du bonheur (« fêtait, mariage »), de la lumière et de la beauté (« îles, soleil éclatant, belle peau, horizon »). Les nombreuses assonances en « i » et en « é » éclairent la strophe et lui donnent un éclat particulier.
b) La vie, malgré tout
Notons la présence des éléments de la nature qui parcourent les derniers vers. Aux îles et au soleil succèdent le vent, les arbres, la plage, les oiseaux. C’est le monde du « dehors », sourd aux souffrances humaines, indifférent à notre pathos. Les forces de la vie, tenaces, avancent, avec et sans nous. Le poème, ainsi, se clôt sur une ouverture : « Nos vies sont sans bornes». Comme une morale à la fin d’un récit, le poète médite et livre ses réflexions dans le dernier tercet. Si l’homme crée le monde en le nommant, il fait lui-même partie d’un tout sans limites qui crée, recrée, à l’infini.
Poème au lyrisme épuré Une femme si belle témoigne d’une expérience douloureuse, expérience personnelle qui tend à l’universalité de la condition humaine. Le poète, malgré le chagrin et la colère, fait le choix de l’apaisement.
Documents iconographiques
René Magritte Georgette Magritte 1934
René Magritte Georgette 1937
Questions
1) Comparez les deux portraits. Que constatez-vous ?
2) Comment comprenez-vous la présence d’objets dans le deuxième tableau ?
Document complémentaire
Souvent dans ses poèmes Ronsard s’est interrogé sur la question de la fuite du temps ou sur les rapports entre la beauté et la mort, comme dans son poème Ode à Cassandre. A la fin de sa vie, usé par la maladie, il décide de devenir le sujet de ses poèmes afin d’évoquer, sans fard, ses derniers moments. A la fois réaliste et baroque le poème est un adieu aux amis et à la vie.
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé ;
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé.
Adieu, plaisant soleil, mon œil est étoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.
Pierre de Ronsard – Derniers Vers – 1586
Questions
1) Quels sont les points communs et les différences entre ce poème et celui de Nicolas Kurtovich ?
2) Comment pourriez-vous qualifier l’attitude du poète face à la mort ?
Texte 3
L’attente des hommes alentour Extrait
III
Laissons à la porte de la forêt
Les éternels déboires
D’un mot mal compris
D’une phrase assassine
Et les fougères ici par milliers nous protégeront
Des choses ridicules
Au bout d’une grande perche
Tournoient dans le ciel
Des faubourgs jusqu’aux collines
La bêtise réussit à s’installer
L’air ici glacé court sur ma peau
Le ciel bleu éloigne l’horizon
Chaque pas est unique
Cette journée des merveilles
Conduit à me souvenir des morts
Le regard attendri
Une passante arrêtée se penche
Au-dessus du torrent
Elle y suit la même feuille que moi
Ou bien pense-t-elle aux heures écoulées
J’emporte avec moi ces vers du lointain
Du vin et de l’amour
En faire le socle de l’existence
Alors que passent les jours
Au moment du doute je me les récite
Si tout passe et tout s’échappe
En poussière avec le premier vent
Où va-t-elle se poser
Le vin trace mes pas
Il leur sera facile de me rattraper
Dans mon dos je sais
Que disparaissent également
Les heures sombres
Les corps rabougris et à leur suite
Le flot ininterrompu des mots sans âmes
Mes amis m’emmènent au loin
Restent la houle sur les rochers
Les vagues sur le sable
Dans mes oreilles ces bruits merveilleux
Ne finissent jamais de s’éteindre
Texte 3 ANALYSE
Le texte que nous allons étudier se situe au cœur d’un poème en cinq parties intitulé L’attente des hommes alentour. Dans cet extrait le poète chemine, et c’est en cheminant qu’il quitte un espace pour en parcourir un autre, qu’il quitte un état pour en savourer un autre. Nous verrons de quelle manière l’auteur évoque cette dualité et comment il arrive à se projeter par delà « alentour ».
I) La société, un monde réducteur
Sur les huit quintiles qui composent cet extrait, trois sont consacrés à l’évocation d’un espace social voué à la chicane et à la vacuité. Ainsi le premier vers du texte ouvre et clôt une séquence. En effet le décasyllabe annonce et exclut : « Laissons à la porte de la forêt». Le monde des hommes, celui des faubourgs, est marqué du sceau de la déception et de l’incompréhension comme l’indique l’énumération : « Les éternels déboires / D’un mot mal compris / D’une phrase assassine ». Ramassés en pentasyllabe et hexasyllabes, ces trois vers expriment l’échec et l’amertume tout comme les expressions de la deuxième strophe : « Des choses ridicules / La bêtise réussit à s’installer». Peu importe ce qui se cache derrière ces choses ridicules « Au bout d’une grande perche » (antennes, éoliennes ?). Le fait qu’elles « tournent » les renvoie au brassage à vide, à la rotation vaine, au ressassement. Le rejet de cette vacuité s’exprime également dans le septième quintile de l’extrait. Là encore le poète réaffirme son refus de ce monde auquel il tourne le dos, qu’il a décidé de laisser derrière lui en fermant la porte. Une autre énumération de métaphores déclinées au pluriel, comme pour mieux évoquer le poids et la fréquence des préoccupations et des inquiétudes, dresse la liste des griefs du poète : « Les heures sombres / Les corps rabougris et à leur suite / Le flot ininterrompu des mots sans âme».
Hors de cela le poète propose un autre espace, d’autres lieux exempts des indésirables.
II) De la nature comme d’un refuge
Comme nous l’avons indiqué au début de l’analyse c’est la forêt, et plus précisément sa « porte » qui incarne le lieu de la réconciliation du bien être. Cette bienfaisance sylvestre est illustrée par une personnification éloquente : « Et les fougères ici par milliers nous protégeront». L’évocation de ces plantes pré-humaines rappelle la préséance tutélaire de la nature sur les hommes et leurs chicaneries. A cet égard la troisième strophe va développer les qualités d’un lieu vivifiant propice à la projection et au bonheur : « L’air ici glacé court sur ma peau / le ciel bleu éloigne l’horizon (personnifications) / Cette journée des merveilles (hyperbole) ». C’est un lieu d’exception dans le sens où il permet la sublimation : « Chaque pas est unique». La dernière strophe du passage reprend d’ailleurs cette idée (« … ces bruits merveilleux ») associée à l’évocation du monde marin, évocation qui étend et dépasse la forêt afin de projeter le poète et le lecteur dans une autre dimension, un autre horizon où il y a « … la houle sur les rochers / Les vagues sur le sable ».
Homme de lieux, le poète les habite autant que ceux-ci le contraignent ou le libèrent. Ici, c’est par le biais d’un lyrisme heureux qu’il va exprimer et affermir sa joie.
III) Douceur et sérénité
Propices à la méditation, les lieux évoqués permettent au poète de faire le point sur son rapport au temps, de se « souvenir des morts » et de souligner la fragilité de nos existences. A ce titre la cinquième strophe reprend et réinvestit l’antique métaphore de la feuille, image de notre vie précaire, ballotée par le courant du temps. A partir de là, les lexiques du temps et de la fragilité humaine sont omniprésents : « … heures écoulées / … vers du lointain / … le socle de l’existence / Alors que passent les jours / Au moment du doute». La sixième strophe développe le même motif. Alors le poète réaffirme sa conviction que la vie, malgré tout, ne se résume pas à un simple tourbillon où « … tout passe et tout s’échappe / En poussière avec le premier vent ». Non, il reste à l’homme les vers, le vin, l’amour, obstacles à la peur, protecteurs et dispensateurs de joie. Ainsi « Le regard attendri / Une passante … ». Communiant avec l’auteur, la femme partage avec lui le spectacle du torrent et manifeste sa sympathie (au sens littéral, le partage de la douleur). Cette convivialité s’exprime également à travers la répétition du terme « vin » (X2) et la présence des « amis » qui accompagnent et soutiennent le poète dans ses déambulations.
Confondant temps et espace les chemins qu’emprunte le poète et sur lesquels il empreint ses pas l’amènent à se perdre pour mieux se retrouver. Ses divagations le conduisent résolument quelque part.
Document iconographique
Le promeneur du crépuscule. Xavier. 2004.
Question
Dans quelle mesure ce tableau a-t-il des points communs avec le poème de Nicolas Kurtovitch ?
Document complémentaire
L’œuvre poétique de Charles Cros est paradoxale. Si elle est souvent ironique et grinçante, elle peut prendre des accents plus graves et exprimer une sensibilité blessée.
Le but
A Henri Ghys.
Le long des peupliers je marche, le front nu,
Poitrine au vent, les yeux flagellés par la pluie.
Je m’avance hagard vers le but inconnu.
Le printemps a des fleurs dont le parfum m’ennuie,
L’été promet, l’automne offre ses fruits, d’aspects
Irritants; l’hiver blanc, même, est sali de suie.
Que les corbeaux, trouant mon ventre de leurs becs,
Mangent mon foie, où sont tant de colères folles,
Que l’air et le soleil blanchissent mes os secs,
Et, surtout, que le vent emporte mes paroles!
Charles Cros, Le coffret de santal. 1873
Question
1) Comment comprenez-vous le titre du poème ?
2) Quel est l’état d’esprit du poète ?
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